« Pédaler pour la liberté » – Rencontre avec Yashar

J’ai rencontré Yashar lors de notre périple américain. Plus précisément à Geneva, petite ville de l’état de New York située à environ 500 Km au nord ouest de la grosse pomme.

Yashar, Chris (un autre cycliste), mon père et moi étions tous hébergés chez les mêmes hôtes le soir de notre rencontre.  Nous avions un point en commun : nous traversions l’Amérique à vélo.

L’histoire de Yashar est surprenante. Je vous propose de découvrir ce personnage qui a eu la gentillesse de prendre le temps de répondre à mes questions sur Skype.

Yashar le rider d’Azerbaïdjan

– Présentation

Je me nomme Yashar Khudiyev, j’ai 30 ans. Je vis à Boston aux États-Unis. Je suis né en Azerbaïdjan et y ai vécu la majeure partie de ma vie. À Masalli d’abord puis à Salyan dans la banlieue de Bakou (la capitale).

En 2000 je pars faire des études de journalisme à Bakou. J’obtiens mon diplôme en 2004 et commence à travailler pour un journal local. C’est très mal payé, il m’est très difficile d’en vivre et la censure qui règne dans mon pays me décourage rapidement.

Je décide alors de changer de voix pour devenir successivement courtier en assurance, agent immobilier et interprète  (anglais, russe, turc).

En parallèle à mes activités professionnelles, je m’engage politiquement et soutiens la campagne d’un de mes amis qui vise un siège au parlement. Celui-ci ne sera non seulement pas élu mais il sera emprisonné pendant 3 ans en tant qu’opposant politique.

En 2012, lassé par la situation en Azerbaïdjan et les menaces qui planent sur moi, je décide de partir pour les États-Unis où je reprend des études.

– Depuis quand pratiques-tu le vélo ?

Mes grands parents sont de Mingachevir une ville de l’ouest de l’Azerbaïdjan fondée par des prisonniers allemands pendant la 2e guerre mondiale. Contrairement au reste du pays, la ville est bâtie selon le modèle occidental et est très adaptée aux 2 roues. Tout le monde se déplace à vélo. Durant mon enfance, j’y passe tous les étés et c’est là que je prend véritablement goût au cyclisme.

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Un peu de géographie…

À mon retour chez moi, à la fin de l’été, il m’est malheureusement impossible de continuer de me déplacer à vélo. Mes parents me l’interdisent car c’est beaucoup trop dangereux. Contrairement à Mingachevir, il n’y a pas du tout la culture du 2 roues : aucune piste cyclable et les automobilistes ne prêtent absolument pas attention aux cyclistes. Si un accident se produit, ils ne seront même pas tenus responsables car officiellement les vélos n’ont rien à faire sur la route.

Malgré ces dangers, lorsque je quitte la maison familiale et pars vivre à Bakou, le vélo devient mon unique moyen de transport. Je ne conduis jamais, j’ai le sentiment d’être pris au piège dans une boite.

Je commence alors à m’aventurer sur les routes en dehors de la ville (environ 50 – 60 km). C’est du jamais vu dans mon pays. Quand ils me croisent, la plupart des gens pensent que je suis fou. Ce n’est pas comme en Amérique où l’on vous arrête pour vous serrer la main ou vous encourager.  Ici c’est plutôt : « Pourquoi tu te déplaces à vélo, tu es malade ?« , ou encore : « Dégage de la route si tu ne veux pas que je t’écrase !« .

Pourtant, j’aime la sensation de liberté que cela procure. Je suis loin de penser qu’un jour je traverserai les USA à vélo mais l’envie de voyager à la force de mes jambes commence à se faire sentir.

– « Boston/Grand Canyon » à vélo – d’où t’est venue cette idée ?

Dés mon arrivée à Boston je me suis acheté un vélo. C’était un VTT, je ne connaissais même pas ce terme à l’époque. Pour moi c’était un vélo. En Azerbaïdjan on ne fait pas tant de distinctions.

Comme à Bakou, c’est devenu mon unique véhicule. Je n’ai jamais pris les transports en commun. Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige… je me déplace toujours de cette manière. Je change simplement les pneus en hiver.

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Le Grand Canyon – objectif du voyage pour Yashar

La ville de Boston est très adaptée au cyclisme. Il y a d’ailleurs de nombreuses petites associations d’amateurs, comme « Bike not bombs » dont je fais parti. C’est au contact des autres membres que l’idée nait.

Je pars alors pour des escapades d’une journée dans les environs. Je me dit que si je suis capable de rouler toute une journée, alors pourquoi pas 2… 3… 4 et même 1 mois. D’autant que dormir en pleine nature, vivre simplement, avoir du temps pour soi sont des choses qui me parlent.

J’ai donc commencé à lire sur le sujet, notemment en m’abonnant à la revue spécialisée d’Adventure Cycling Association. J’ai ainsi réalisé que nombreux étaient ceux qui voyageaient à vélo, y compris dans des endroits reculés en Afrique, en Amérique du sud, en Asie… où contrairement à ici, il n’y a pas de station service tous les 15 Km ni de supermarché… Sans réfléchir plus longtemps je me suis décidé à sauter le pas : partir de Boston, ma ville, et me rendre jusqu’à cet endroit qui me faisait rêver depuis si longtemps : le Grand Canyon. Soit environ 5000 km.

J’ai commencé à en parler à mes proches en Azerbaïdjan et aux États-Unis. Pour une fois les réactions étaient unanimes : « Tu es fou ».

– Quelles raisons t’ont motivé à faire ce voyage ?

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« cycling for freedom »

Alors évidemment parmi les raisons qui m’ont poussé à faire cette traversée, il y a le défi personnel : si j’arrive au bout, à la force de mes jambes, je peux réussir n’importe quoi.

Cependant, je souhaitais aussi que toute cette énergie dépensée serve une cause.

Comme je l’expliquais un peu plus tôt, en 2010, j’ai soutenu la campagne de l’un de mes amis pour un siège au parlement. L’Azerbaïdjan est un régime autoritaire. La corruption et la censure règnent. Les fraudes dans les élections sont monnaies courantes. Le dépouillement des votes se fait toujours à huit clos et il est interdit d’y assister. Bien entendu ceci afin de mieux manipuler les résultats.

Mon ami et son équipe (qui n’ont pas été élus) sont parvenus clandestinement à filmer ces procédés et ont voulu les dévoiler au grand jour. Ils ont été emprisonnés pour haute trahison.

Avant ces événements je m’intéressais peu à la politique. J’avais abandonné le journalisme et étais trop occupé par mes activités professionnelles. L’arrestation de mes camarades a changé ma vision des choses. À ce moment là je me suis engagé pour la défense de la liberté d’expression et la liberté de la presse.

Un groupe de militants et moi même avons rencontré de nombreuses organisations internationales pour qu’elles poussent le gouvernement à libérer nos amis. Nous avons également protesté dans les rues de Bakou et même manifesté devant le siège des Nations Unies à New York… Tout ceci n’a eu aucun effet. Pire, 150 d’entre nous ont été arrêtés. 150 jeunes Azerbaïdjanais âgés de 17 à 31 ans. C’était en 2011, aujourd’hui en 2014, certains sont toujours enfermés.

J’ai la chance d’être à Boston, libre de m’exprimer et de me déplacer, c’est donc tout naturellement que le souhait de lier mon projet personnel à la cause de mes camarades est né. J’ai décidé de « rouler pour la liberté ».

« Cycling for Freedom » en anglais et « Azad Et » dans ma langue maternelle. La liberté d’expression dans mon pays et la liberté de mes amis emprisonnés.

Mon but était de sensibiliser les gens que je rencontrais sur la route et de médiatiser la situation en Azerbaïdjan : les prisonniers politiques, l’absence de liberté expression, les élections truquées, la dictature militaire… Une situation qui s’est même empirée depuis l’invasion de la Chrimée et les tensions entre russes et occidentaux. Le pouvoir Azerbaïdjanais. pro-russe, a profité du bras de fer entre Vladimir Poutine et l’UE pour durcir ses positions. Les arrestations se sont multipliées (ex: Anar Mammadli).

– Quels ont été les retentissements de ton aventure ?

Si en occident, ce type de périple n’est pas nouveau ni même exceptionnel, je suis cependant le premier azerbaïdjanais à se lancer dans un voyage longue distance à vélo (qui plus est aux États-Unis). De nombreuses personnes en ont eu vent dans mon pays.

Que ce soit de simples citoyens ou des opposants au régime, beaucoup m’ont suivi et soutenu à travers les réseaux sociaux. Certains journalistes indépendants ont relayé mon histoire. Aux États-Unis également, il y a eu un echo : j’ai été invité par Voice of America pour une interview. Pour moi c’est une double réussite : sportive bien sûr, mais surtout humaine, mon message est passé.

Ce qui m’amuse aussi c’est que désormais je suis considéré comme un cycliste professionnel en Azerbaïdjan. Je reçois un nombre incroyable de messages de personnes me disant qu’elles se sont mises au vélo et me demandant des conseils techniques.

– À propos du voyage :

Distance parcourue : 4750 Km

Durée du voyage : 43 jours

Distance moyenne par jour : 100 à 150 Km

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Des Amishs dans la région de Cazenovia, NY

Hébergement : J’ai dormi chez 25 personnes différentes (contactées à travers le site WarmShowers), passé 16 nuits dans la nature et 3 dans un motel.

La partie du parcours que tu as le plus appréciée : La traversée de l’état de New York et le Vermont. Surtout la région du village Amish de Cazenovia. Rouler dans la nature au début du printemps et dormir dans la forêt au bord de la rivière était magique. De plus, le paysage est valoné, j’adore le relief en vélo, le plat m’ennui.

La partie que tu as le moins aimée : Les plaines de l’Ohio, du Kansas et du Texas étaient particulièrement ennuyeuses. Des centaines de kilomètres dans les champs sans que le décor ne change. Tu aperçois quelque chose au loin et après 2 ou 3 heures de route tu n’y es toujours pas… c’est extrêmement dur mentalement.

Les plus beaux paysages traversés : Définitivement le Nouveau-Méxique. Très difficile physiquement (chaleur extrême, désert…) mais tellement beau. J’avais l’impression d’être dans un western.

Un moment marquant : Un soir dans le Vermont, après une longue  journée à pédaler, je monte la tente et me couche. Je suis trop fatigué pour défaire mes sacoches et mettre mes vivres hors de portée des éventuels animaux sauvages. Je laisse tout dehors.

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Paysage du Nouveau-Méxique

En pleine nuit je suis réveillé en sursaut par des bruits. Comme si quelqu’un fouillait dans mes sacoches. Il fait nuit noire, on est en pleine forêt, loin de toute civilisation… Je commence à m’inquiéter. Je sors ma lampe torche et me précipite hors de la tente. Je pointe la lumière en direction de mon vélo et découvre 3 ratons laveurs qui se partagent une barre de chocolat Milky Way. Chacun son petit morceau. Ils ont fait leur mauvais coup ensemble et se sont partagés le butin en parts égales… la nature est incroyable ! Les ratons laveurs seraient-ils socialistes ?

Un moment particulièrement difficile : La première semaine du voyage, dans le New Hampshire (nord est des États-Unis). C’est une région très montagneuse, les routes ne suivent pas les vallées, elles montent et descendent constamment à travers le relief. Un jour je me rappelle parcourir 130 km en ne faisant que monter. C’était l’enfer ! Je m’auto-motivais en me disant que chaque mettre parcouru rendrait le suivant un peu plus facile car mes muscles s’habitueraient.

Une autre journée, toujours durant cette première semaine, j’ai eu 5 crevaisons. Je roulais avec des pneus de route lisses, plus adaptés pour les vélos de course que pour le tourisme. Écoeuré j’ai changé de pneus le soir même. Je n’ai plus eu de crevaison tout le reste du voyage.

– Quels sont les plans de Yashar l’aventurier pour la suite ?

Lorsque l’on part pour une aventure à vélo, au retour on a plus qu’une seule idée en tête : repartir. C’est une drogue à laquelle on devient accro dés la première prise.

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Les fameuses routes montagneuses du New Hampshire

J’ai plusieurs voyages en tête. Celui dont je rêve depuis de nombreuses années : parcourir l’Afrique. J’aimerais le réaliser d’ici 3 ans. En revanche, l’année prochaine je prévois de faire Bakou (Azerbaïdjan) – Casablanca (Maroc) en longeant la Méditerranée du côté européen, soit près de 6000 Km.

– Quels conseils donneraient tu à des personnes qui voudraient sauter le pas ?

Des conseils ? J’en aurais surtout un : Si vous avez le gout de l’aventure, de la découverte, des rencontres, des voyages, allez-y, prenez votre vélo et partez ! Il n’y a rien de compliqué, il n’y a pas d’âge, vous pouvez le faire, on peut tous le faire.

Commencez par rouler pendant 1 heure, puis une journée, puis sur  2 jours… voyez si vous aimez ça et lancez vous ! Choisissez la destination de vos rêves et partez. Pédalez à votre rythme, kilomètre après kilomètre, profitez au maximum de tout ce qui vous entoure, filmez, prenez des photos. Vous ressentirez cette sensation de liberté propre au cyclotourisme.

De plus, c’est totalement dans l’air du temps : c’est bon pour l’environnement, vous ne faites que bruler de l’énergie universelle et cela vous maintient en forme.

Vous n’avez pas non plus à craindre de tomber en panne, c’est de la mécanique rudimentaire, facile à réparer.

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L’équipement de Yashar : acheté d’occasion. La tente et le duvet proviennent d’un surplus de l’armée américaine

Contrairement à ce que beaucoup imaginent, c’est une manière de voyager très peu couteuse. J’ai dépensé 900 dollars pour mon voyage à travers les États-Unis. Partir 2 semaines dans un hôtel vous couterait bien plus. De même pour le matériel, nul besoin de dépenser des fortunes dans de l’équipement neuf. J’ai tout acheté d’occasion sur ebay et les sites de petites annonces.

Pour ce qui est de la nourriture, c’était là aussi très basique : jambon de dinde, pain, barres de céréales et de chocolat, salade et fruits. De temps en temps un petit resto pour se faire plaisir.

Une fois sur la route, respectez les principes de base de sécurité (casque, lumière) et tout ira bien, vous vivrez des moments et ressentirez des sensations qui vous étaient alors inconnues !

Merci encore à Yashar pour le temps consacré à cet entretien. « See you soon on the roads my friend ! Be safe »

(Traduit et adapté de l’anglais par Pierre Riehl)

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Fin du voyage pour le rider du caucase… un nouveau commence déjà dans son esprit

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L’esprit de la roue

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Cascade dans la forêt près de Cazenovia, NY

9 réflexions sur “« Pédaler pour la liberté » – Rencontre avec Yashar

  1. Bravo à ton ami Yashar. Tres courageux !
    J’aime beaucoup cette idée de pedaler « pour la liberté »
    Je suis tres attachée à ce droit de vivre Libre….
    Encore plus depuis que des sauvages cherchent à nous asservir totalement ……

  2. Thank you so much for the interview, sharing my story and putting it on your blog, Pierre! Hope it will inspire more people to do a long-tour cycling, and to explore the world while sitting on the saddle and pedaling. 🙂

    • You are very welcome.
      Thanks for taking the time to share your story. Yes indeed, I hope it’ll inspire others to get out of their comfort zone and cycle the world 🙂
      Take care brother. Be safe.

  3. Pingback: My interview (in french) to Pierre Riehl- a great cyclist and a blogger | yasharkhudiyev

  4. Merci pour cet article. Je restes très admirative au personnage et à cette si juste cause… Respect à vous,à lui… Cycling for FREEDOM…

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